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L’HISTOIRE PEUT-ELLE ÊTRE COMPARÉE À UNE SCIENCE  ?

Notes sur le temps, l’Histoire et son épistémologie éventuelle

     Le présent de l’Histoire est une interface instable entre le passé déterminé, que l’on peut toujours revisiter selon ses idées et la progression de ses connaissances, et le futur dont l’indétermination et les probabilités sont les seules certitudes dont on puisse parler. Or, cette différence entre le temps du passé et le temps du futur pose de nombreux problèmes.

 

     En matière d’épistémologie de l’Histoire, nous en sommes plus ou moins au même stade de la problématique que ne l’était Aristote en Physique… Le texte qui suit a pour objectif de poser des hypothèses, qu’il importe de vérifier, de modifier ou de révoquer. Même dans ce dernier cas, le scribe veut croire que la réflexion à mener à ce sujet permettra de progresser sur l’épistémologie des Sciences Humaines.

 

TEMPS ET HISTOIRE

 

     Le temps de l’Histoire est multiple. Cette multiplicité se présente selon plusieurs dimensions. Les deux premières sont celles définies ci-dessus. Contrairement à l’idée commune, il existe une différence fondamentale entre les temps du passé et ceux du futur : les temps du passé sont une suite indéfinie et objective de déterminations, dont seule la connaissance et les idées synthétiques qu’en ont les Historiens peuvent varier. Les faits passés sont déterminés et impossibles à modifier. Les temps du futur sont probables (plus ou moins) mais indéterminés, à la manière des faits quantiques (comme l’indétermination de la santé du Chat de Schrödinger). Selon les méthodes et les connaissances des faits du passé et du présent (lesquels sont imparfaitement connaissables objectivement dans leur totalité), ils peuvent être annoncés comme probables (selon une quasi-certitude ou selon une variation plus ou moins importante de probabilité). Ils ne seront déterminés objectivement que quand ils relèveront du passé. Enfin, le temps est multiple dans le flux de son écoulement. En son temps, Fernand Braudel avait défini trois types d’échelles de temps : l’échelle lente, dite parfois « géologique » ou par approximation immobile, qui est le temps géographique, l’échelle médiane, qui est celle des faits collectifs (sociétés, cultures etc.) et enfin, l’échelle événementielle et biographique (la première à avoir été étudiée par les Historiens, dès l’Antiquité classique) 1. Ultérieurement, Braudel infléchit sa déclinaison des temps : à l’échelle événementielle, s’ajoutent les échelles décennales (celle des époques comme le Romantisme ou la Seconde Guerre Mondiale) et celles des siècles et de leurs multiples 2.

 

     Quelques exemples tirés de l’Histoire antique ou européenne permettent d’illustrer la différence de nature des temps passés et futurs, par rapport au présent de l’Historien. Dans l’Antiquité romaine et méditerranéenne à l’époque classique, rien ne permet, avant la bataille d’Actium (en 31 avant notre ère), de savoir qui d’Antoine et Cléopâtre ou d’Octave César pourrait remporter la guerre entre les deux triumvirs. L’on peut penser qu’avant la bataille, l’un quelconque des concurrents avait à peu près autant de chances de vaincre que l’autre. Il se trouve que c’est Octave César qui l’emporta sur son ennemi, pour la plus grande gloire d’Octave et la prospérité de Rome. Ce dernier devient en 27 Auguste. Le Principat qui résulta de cette évolution fonda l’Empire romain pour un demi millénaire, l’Empire d’Orient puis l’Empire byzantin sur plus d’un millénaire et demi. Que se serait-il passé si la victoire avait souri à Cléopâtre et Antoine ? Sans doute, un autre empire méditerranéen serait né de cette issue, mais dont le centre géographique eut été Alexandrie, avec en prime des guerres parthiques bien plus précoces. Le sort de la Méditerranée orientale et de l’Asie en eussent été profondément bouleversés pour les millénaires ultérieurs.

     Dans un deuxième exemple, Louis XVI, sans être accablé par la maladie puis la mort tragique de son fils aîné au printemps 1789, moins indécis et mieux conseillé aussi dans la même période, eut sans doute pu mieux réagir aux troubles de la première année de la Révolution. De même si l’expédition de Varennes eût été couronnée de succès de son point de vu. Il est possible que le Royaume de France ait pu ne pas plonger dans la Révolution, telle qu’elle s’accéléra à partir de 1792. Le Royaume de France eût-il suivi une évolution constitutionnelle parallèle à la monarchie britannique, en un savant équilibre de pouvoir monarchique (détenu par le roi), de pouvoir aristocratique (au prix d’une réforme vigoureuse de la noblesse) et de pouvoir démocratique (assumé alors par la bourgeoisie) ? L’Histoire de France en eût été bouleversée et, par suite, l’Histoire de la domination européenne sur le monde aux XIXe et XXe siècles.

     Nous citerons encore un troisième exemple. Supposons que le complot de quelques généraux russes en 1801 – qui réussit avec l’assassinat de l’Empereur Paul Ier de Russie – eût échoué. Paul Ier se fût allié avec le Premier Consul Napoléon Bonaparte (qui aurait sans doute réussi à devenir de toute façon l’Empereur Napoléon Ier). L’Empire britannique aurait alors bien plus souffert de l’alliance continentale, perdu sans doute une partie importante de ses possessions coloniales, notamment en Inde et en Égypte, la face de l’Europe et celle du monde finalement colonisé eût été profondément modifiée, au point que les deux siècles ultérieurs eussent été complètement différents pour l’ensemble de la planète.

     Nous pourrions multiplier les exemples d’Histoire alternative à l’infini. Nous voyons que la modification possible de certains événements à l’issue indécise (batailles où les deux belligérants disposent de chances de victoires comparables, faiblesse d’un protagoniste, réussite ou échec d’un complot) peuvent radicalement changer le cours de l’Histoire.

     Mais il est aussi loisible que l’Histoire globale de l’Humanité puisse, peut-être, évoluer selon l’une des voies parallèles ou convergentes selon le scénario envisagé, du fait des lois de l’évolution générale (sociologie, évolution générale des civilisations à l’échelle de l’Histoire millénaire et planétaire). La succession des événements n’en pourrait pas moins s’en trouver profondément bouleversée.

PARALLÈLES HISTOIRE/ÉVÉNEMENT ET PHYSIQUE/OBJET

     Cette définition des temps de l’Histoire appelle plusieurs commentaires. Il s’agit ici de poser le problème et les éventuelles comparaisons entre les deux disciplines, chacune jaugée par rapport à son objet principal : l’objet physique en Physique, considéré hors de la question du processus éventuel de transformation, l’événement en Histoire, considéré dans le processus temporel historique. Certes, comparaison n’est pas raison. Il ne s’agit pas de résoudre l’un à l’autre, mais de poser et de critiquer d’éventuelles analogies entre les deux méthodes, avant de chercher à établir, ou non, des lois de correspondance entre les positionnements de l’esprit des deux disciplines.

     Primo, le passé et le futur en Histoire se comportent d’une manière analogique à la lumière en physique : le fait passé, indépendamment de la connaissance que peut en avoir – ou non – l’Historien, se comporte comme le tracé du rayon lumineux dans la physique classique. Par contre, le fait futur est indéterminé et probabiliste, comme le parcours du rayon lumineux en physique quantique. Le fait présent est à l’interface des deux dimensions, sans que l’on puisse dire s’il est déjà entièrement déterminé ou non. Le présent de l’Historien (celui de l’événement qu’il rapporte) se comporte comme l’expérience en physique quantique : une fois le fait réalisé (comme l’expérience une fois effective en Physique), le fait, anciennement probable, devient certain.

     Deuzio, nul ne sait à ce jour si les options possibles d’un fait futur sont strictement parallèles, au sens euclidien (et donc aboutit à des évolutions nécessairement différentes), ou parallèles dans le sens de la géométrie de Lobatchevsky et Bolyai (par un point déterminé peuvent passer un nombre infini de parallèles) : quelques soient les faits passés, si un fait présent se produit différemment, il est possible qu’à un moment du futur, l’évolution des événements futurs puisse être la même…

     De plus, il importe de dissocier la réalité des faits passés et la connaissance ou l’interprétation qu’en fait l’Historien. Non seulement, l’Historien n’a pas accès direct à la réalité des faits qu’il rapporte et qu’il ne peut faire autrement qu’interpréter (à charge pour lui d’en élaborer une interprétation sérieuse), mais de plus, selon son « point de vue », les faits et évolutions qu’il décrit seront nécessairement différents : il s’agit d’une véritable Relativité de l’Histoire.

     Par exemple, les interprétations de l’Histoire du capitalisme des XIXe et XXe siècles ne seront pas comparables si l’Historien est un Libéral européen des années 1990 à 2000 et son contemporain communiste en Chine (du fait des spécificités de l’Histoire ancienne et moderne de la Chine, du fait du vécu de la colonisation et des guerres de l’Opium, du fait du cadre idéologique respectif à chacun etc.). La différence des deux interprétations ne se résout pas, peu s’en faut, à une simple question de neutralité politique du discours historique, illusoire, mais ne peut pas ne pas tenir compte de la sensibilité historienne de chacun des deux Historiens. Au delà des risques de manipulations idéologiques (possibles dans les deux cas), il est évident que la vision de l’Histoire de chacun des deux sera différente.

    Enfin, la distance du fait à sa connaissance, fût-elle la plus parfaite et la plus intime possible, introduit déjà une distorsion du réel dans tout récit historique, comme la distance entre l’objet réel et sa représentation géométrique ou physique.

Fait à Montauban, dimanche 25 septembre 2022,

Jacques René Faure

Fernand BRAUDEL La méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II – Éditions Armand Colin 1949 et autres éditions, Préface.

Fernand BRAUDEL Grammaire des Civilisations Éditions Belin 1963 et autres éditions, chapitre 3 (Les civilisations sont des continuités).

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